mardi 18 mars 2014

Le consensus (récit onirique)

Quand je suis revenu, la première chose qui m'a frappée, c'est le printemps. Les hivers sont durs, particulièrement le dernier; à Montréal, à mon avis, c'est bien la seule raison de fêter. La serveuse ne partage pas mon opinion, elle qui s'acharne, seule, à disposer tout ce qui peut servir de tables et/ou de chaises sur le trottoir usé devant son bar. Bien qu'affairée à « mettre la table » en vue de la grande soirée de festivités, elle tente quand même de me convaincre de fêter : « si tu n'assistes pas au grand défilé, au moins reste ici ce soir pour le spectacle de Frank. » Je hausse les épaules. Elle en est bouche bée. Elle est incrédulie; je suis indifférent.

François. Il comptait avant parmi les meilleurs amis de mon père. Guitariste d'un certain calibre, à la voix puissante, bluesée, talentueux orateur, conteur hors-pair. Il œuvrait comme agent de recouvrement chez la plus grande compagnie de crédit et gratouillait à temps perdu (ou pas).

Mais ça, c'était avant. J'ignore comment il est devenu aussi fameux.

La serveuse reprend sa besogne. Je reste un instant adossé au mur de crépit jaune, une bière à la main, savourant davantage les derniers rayons de soleil de la journée que la nouvelle recette de Molson. Cette taverne me paraissait jusqu'aux dernières secondes l'endroit parfait pour mon état de méditation contemplative. Je vais devoir réviser mon plan d'action pour la soirée. Je n'ai nulle part où aller, sauf peut-être chez mes parents, mais je préfère éviter le pire. Je ne peux même pas identifier le quartier de ce trou poisseux de pisse où mon errance m'a conduit; autant mieux éviter de trop s'écarter du centre, c'est plus sûr.

Je ne pourrais même plus distinguer les quartiers de ce Montréal transfiguré, de toute façon.

J'entends le son de la parade de la Libération approcher. Les badauds se massent aux abords de la rue, ceux qui le veulent bien se joignent au grand tintamarre. Déjà, du coin de la rue, c'est assourdissant. Avec tous ces bâtiments sans marge avant, le son de la marche est plus retentissant, comme amplifié. De ce qu'il reste de constructions, je déduis que je pourrais me trouver quelque part dans Saint-Henri. Je garroche ce qui me semble être une somme considérable de pièces sur une sorte de bobine de câbles en espérant que la serveuse associe le montant à ma dette, puis me sauve d'un pas pressé en direction opposée au couchant.

Au coin d'une rue, je constate une équipe de trois vitriers en train de peaufiner la restauration d'un abribus. En nous voyant arriver ma démarche déterminée et moi, deux d'entre eux, ceux vêtus de chiennes tachées de peinture, prennent la poudre d'escampette à bord de leur camion blanc, laissant seul sous l'abri, panneau de plexiglas en main, un petit garçon vêtu d'un t-shirt rouge. L'utilisation d'enfants comme sous-employés est maintenant plus sévèrement punie depuis que la loi de 1997 est rétablie. La construction et les travaux publics sont des domaines où subsistent encore quelques récalcitrants, c'est su ― et presque pas caché.

Je tente de l'aider à se dégager de son chargement, mais celui-ci rouspète :
-J'suis capab' « tu » seul, dit-il en abaissant d'un coup de tête ses grandes lunettes fumées de sa petite tête blonde à son nez fin.

J'ai eu le temps de remarquer ses yeux. Des yeux à la pupille grise, à l'iris doré. Merde, cet enfant est aveugle. Un enfant aveugle qui pose des vitres. C'est putainement ironique.

-Je te raccompagne? je fais, lui ôtant finalement son fardeau des mains, empli d'un sentiment de bienveillance.
-Pas b'soin, j'suis capab' « tu » seul.

Un autobus s'arrête devant nous (normal; nous sommes immobiles, sous un abribus). C'est un modèle New Look. Un « nouveau regard ». Le kid grimpe les 4 marches et fonce dans le fond du bus sans payer. Un enfant non-voyant poseur de vitres qui grimpe dans un New Look, ça vous fait voir la vie d'une autre manière. Façon de parler.

Je me glisse à l'intérieur comme le chauffeur ferme les portes. Je pense que j'ai vu « 51 Wellington » sur la girouette. Au moins, ça, ça existe encore, et ça ajoute un argument à mon hypothèse : je suis probablement dans le sud-ouest de la ville. Je rejoins le p'tit sur la banquette du fond.

-Hé, comment tu t'appelles?
-J'te l'dirai pas.
-OK. Et tu t'en vas où, Chteldirépô?
-Crisse-moi la paix.

Le gamin de 8 ans serrait les dents.

-Moi, je m'en vais sur Saint-Laurent, dis-je candidement.

Les images de la Main émergent dans mon cerveau comme si une flaque de peinture donnait, par hasard, une image absolument et parfaitement claire. Je ne suis pas parti longtemps, mais tout ça me semble dater d'une époque si lointaine. Quand je suis parti, les plaques odonymiques avaient déjà été retirées et les bâtiments-phare étaient, pour la plupart, disparus. Aujourd'hui, je ne pourrais même plus distinguer Saint-Laurent de Saint-Denis.

Le son du piston de la porte de sortie me sort de ma rêverie; le flo sort de l'autobus. En dépit de ce qu'il a pu penser, je ne m'intéressais pas à lui ni sexuellement, ni pour sa valeur marchande. Je tenais à ce qu'il le sache. Tant pis.

Je débarque à mon tour dans ce que je crois être Pointe-Saint-Charles. Pourquoi? Pour rien. Ou si : pour regretter, tiens. Je décide de me perdre un peu plus et je me ramasse dans une toute petite rue, un cul-de-sac qui donne sur des fonds de cour. 

Une toute petite rue qui donne sur des des fonds de cour.


La brique parfaitement rouge des triplex. Les volets parfaitement verts des fenêtres parfaitement rectangulaires. La tôle parfaitement argentée des hangars parfaitement croches. Le ciel parfaitement bleu autour d'un soleil se couchant parfaitement au nord-ouest. Les vêtements propres suspendus dans un ordre parfait, au couleurs parfaitement pastel sur une corde parfaitement mal accrochée. Les enfants jouant parfaitement heureux, leurs ombres s'étirant parfaitement sur l'asphalte et le gravier. Un monsieur parfaitement vieux et aigri, vêtu d'une camisole parfaitement jaunie sous les bras me watch de sa galerie.

Le chaos parfait. C'est le Montréal que j'ai connu. Et ça contraste avec tout ce qui est parti. Tout ce que j'ai connu, qui n'est plus. Ça me désoriente. Je déplogue, je déconnecte, je perds contact avec la réalité, trop plein d'émotions, trop plein de souvenirs.

Le reste est flou.

Je me rappelle d'être dans un cinéma abandonné, converti en église des Saints des Derniers Jours. Il y a foule; on sort visiblement d'une cérémonie. On y sert un buffet chinois tout sauf chinois. Classique. Il a fallu que je quitte l'église-cinéma par le sous-sol. Je réussis de peine et de misère à retrouver mon ancien appartement, pratiquement intact. Il s'agit d'un miracle et demie, considérant l'imperfection du chaos montréalais (à l'exception de cet arrière d'îlot surréaliste que j'ai découvert plus tôt ce soir).

M'y attendait une vieille lettre. En fait, elle était adressée à l'oncle d'Oriane. Je décachette. À l'intérieur se trouve une offre promotionnelle pour l'essai d'un nouveau coupe-fromage automatique.

La pub est datée de 2014.

Il s'agit du récit plutôt exact du rêve que j'ai fait le 14 janvier 2014. C'est le genre de rêve que fait un étudiant en urbanisme qui joue dans une pièce de théâtre parascolaire post-cataclysmique le personnage d'un jeune homme ayant perdu ses repères et son sens.
La photo qui figure dans ce texte s'appelle « Le marchand d'huile de la rue Lartigue ». Elle a été prise dans Centre-Sud par Daniel Heikalo. Visitez son Flickr.

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