vendredi 12 septembre 2014

Passages

Ce récit est tiré du blogue Rendez-vous : Laval, dans lequel l'équipe 1 du laboratoire-atelier URB-2513 de l'université de Montréal s'était donnée pour objectif de décrire un parcours sensoriel à travers les espaces publics, les espaces communs et les espaces de socialisation de Laval-des-Rapides et l'ouest de Pont-Viau. Il va sans dire que je faisais partie de cette équipe. Le but de l'exercice était de se familiariser avec le secteur, en plus d'explorer les stimulis que le territoire pouvait transmettre à celui qui y dérive.

Passants sur la passerelle

Pont de l'île Perry
Rare marcheur sur le pont de l'Île-Perry
Ma promenade s'amorce avant même le point de départ que je m'étais fixé en la préparant. À peine sur le pont de l'île Perry je constate déjà une activité trépidante sur et sous cette interface piétonne et ferroviaire entre le secteur Bordeaux, à Montréal, et Laval-des-Rapides. Si le chant des dernières cigales sonne le glas de l'été, les plaisanciers semblent s'en rire, faisant rugir les moteurs de leurs yachts sur la rivière des Prairies comme s'il n'y avait pas de lendemain. Le soleil est généreux, les vents sont calmes et l'air est tiède; les cyclistes répondent à l'appel. Le discret cliquetis de leurs roues libres se perd dans le battement des planches de bois de la passerelle et le grondement des hors-bords. Vers Montréal ou vers Laval, le flot de cyclistes, de joggeurs et de patineurs est ininterrompu, presque étourdissant, et les marcheurs minoritaires se font petits pour ne pas gêner les sportifs. Il semble même s'établir une communication naturelle entre eux, un genre de langage muet de la sûreté et de la priorité de passage; l'un de ces marcheurs m'aborde en s'enquérant du motif de mes photographies et insiste pour me laisser passer en longeant le garde-fou. D'autres discutent prise du jour, canne à pêche à la main.

La Ville me semble plus affirmée du côté lavallois du pont, alors que le bord de l'eau est jonché de monstrueux pseudo-manoirs, tandis que les rives se font davantage verdoyantes, voire boisées du côté montréalais.


D'Arménie aux Prairies

Un passant à la halte des Prairies
Pour cet immigrant d'origine arménienne,
les institutions sont un frein à la socialisation
Une fois les pieds posés en l'île Jésus, une placette à même un passage à niveau m'accueille. Un panneau d'information aux dimensions impressionnantes y étant installé m'informe que je viens d'emprunter un tronçon de la route Verte. Le nom de l'endroit : Halte des Prairies ― j'y fais une pause. Même si l'orange de quelques cônes du chantier voisin rappelle leur présence, c'est effectivement le vert qui l'emporte ici; les érables, les conifères, les arbustes, les plantes herbacées et même les lattes d'intimité sur la clôture qui sépare le sentier du chemin de fer... tout du décor est de près ou de loin vert. La fin de semaine faisant en sorte que le chantier de réfection du boulevard des Prairies soit au point mort, l'ambiance ici est absolument feutrée. Le mobilier sobre (un banc, une poubelle) propose le repos. Je n'ai pas tout à fait le temps de noter mes impressions dans mon carnet qu'un passant d'un certain âge s'assied près de moi sur l'unique banc de cette halte. Il entame la conversation de sa voix chevrotante, avec un accent oriental marqué. Il me raconte que ses enfants ont été refusés à l'école francophone de son quartier parce qu'Orthodoxes et non pas Catholiques, alors qu'il les voulait « intégrés à la société québécoise ». Pour lui, la rigidité institutionnelle est un frein à la socialisation ― chez les immigrants, du moins. Il m'offre une franche poignée de main, décide de poursuivre sa marche de santé; il n'était que de passage de ce côté-ci de la rivière. De mon côté, je poursuis la réflexion sur les lieux communs entamée par cette discussion : en cet endroit, l'ambiance est vraisemblablement propice au contact humain chaleureux.


Le petit monde de la rue Copernic

Toit vert malgré lui
Un toit vert-malgré-lui fait rire tant il détonne dans le paysage morne.
En me dirigeant vers le nord, je poursuis ma quête à la recherche d'espaces partagés par les lavallois, et la traversée de quelques avenues, parcs et terrains de jeux déserts me déçoit. Les rares promeneurs sont solitaires et l'espace public semble inoccupé. Au détour d'une rue rythmée visuellement par un modèle unique de walk-up en brique grise et à la mansarde de bardeau d’asphalte. Dans cette forêt improbable de blocs répétés symétriquement jusqu'à l'absurde, un toit vert-malgré-lui me fait rire tant il détonne. Quelques herbes se dressent timidement sur le toit de l'entrée, offrant une parure de dentelle émeraude à cette conciergerie voisine de sa jumelle.

D'autres rires, enfantins ceux-là, se mêlent à l'écho du mien : derrière un bloc pareil aux autres, des fillettes s'amusent dans la boue formée par la pluie de la veille à même le stationnement effrité. À cloche-pied autour des brutaux butoirs en béton, elles gloussent et poussent des cris dans un français cassé par une langue maternelle que je ne peux reconnaître cette fois-ci. Cet espéranto des ruelles se marie à l'odeur ambiante de nourriture épicée qui mijote, avec en toile de fond les pastels des cordes à linge qui dansent dans la brise légère.

Cette arrière-cour exotique s'offre à moi comme une fleur qui pousse du bitume. C'est en cessant de chercher que j'ai enfin trouvé un terrain de jeu vivant. Je quitte le réseau de rues après avoir noté mes impressions sur ce tableau, empruntant un réseau de passages en terre battue à travers un damier de blocs aux formes, dimensions et couleurs semblables; aucun ne fait preuve de plus de charme qu'un autre.


Attention à notre enfant

Attention à nos enfants
Des brigadiers de caoutchouc sont postés sur toutes les rues
environnantes, rappelant aux automobilistes de garder leur
vigilance
À un jet de pierre d'où ces fillettes s'amusent encore, je débouche sur un parc aux modules de jeux aux couleurs vives, aux formes amusantes. Un seul enfant s'y tortille, sous supervision paternelle. Le grand parc aurait-il été frappé d'un interdit parental pour les gamines de tantôt? Des brigadiers de caoutchouc sont pourtant postés sur tous les passages piétonniers environnants, rappelant de tout leur jaune fluo aux automobilistes de garder leurs vigilance face aux possibles marmots sur la voie publique. Un coup d'œil attentif, et je n'en recense qu'un seul.
Rugby à Cluny
Rugby dominical : fébrilité sur les lignes de côté

Au-delà des modules de jeu (et des buttons les ceinturant), un match de rugby est en cours. Les cris de triomphe et de déception émanant de l'aire de jeu imprègnent le paysage sonore des cossus cottages dont la cour arrière donne directement sur le terrain. Je ne m'approche pas trop de l'action, mais je peux déjà mesurer à distance toute la fébrilité des participants et l'odeur d'efforts qui s'en dégage, en décelant des bribes d'échanges aux tons vifs entre sportifs ruisselants. Même à distance, les différentes nuances de vert de la surface de jeu, des arbres et des haies de cèdres bordant le parc permettent de bien suivre le ballon.


Vente-trottoir

Vente-trottoir
Vente-débarras sur terrain vague.
Les panneaux annonçant les vente de garage sont légion, et les températures douces de ce dimanche se prêtent bien au marchandage. Le vent s'est maintenant levé, faisant se retrousser les nappes sur les tables qui présentent les objets les plus insolites extirpés des sous-sols lavallois. Je me laisse guider par la signalisation improvisée d'une vente à une autre, aboutissant sur le boulevard de la Concorde. Un amoncellement d'objets hétéroclites aux couleurs fanées annonce un espace de marchandage éphémère, aménagé à même la grisaille d'un terrain vague. Les deux commerçants, des tenanciers à la retraite d'un immeubles du quartier, me disent avoir soigneusement étudié cette position stratégique en bordure de la voie achalandée. Les voitures de barguigneurs garées dans l'illégalité, obstruant le flot de circulation, attirent le regard des automobilistes ralentis et de leurs passagers sur la brocante inusitée.


Ça discute, ça marchande, ça achète, ça offre. On semble faire peu de cas du décor du capharnaüm ― qu'est-ce qu'un champ gravier et quelques blocs de béton, sinon qu'un entrepôt et les chaises de bureau des patrons! ― et de son ambiance sonore, digne des plus belles symphonies autoroutières (« On parle plus fort, c'est tout! », aux dires d'un des négociants).


Jouer à la balle

Terrain de balle
On joue toujours à la balle sur ce terrain, seulement
les joueurs sont parfois plus chiens que d'autres
Après une séance de lèche-vitrine en règle, je mets le cap vers le sud en direction de l'église Saint-Claude. Derrière l'église moderne, des enfants font le tour du stationnement à vélo sous supervision parentale. Leurs cris se perdent dans le bourdonnement incessant des lointains boulevards. Le paysage est cadencé par des plain-pieds dont les versants de toit découpent le ciel en dents de scie. Le motif est impressionnant, répété tout au long de la voie semi-circulaire ceinturant le parc, et il est à parier que je perdrais le nord ici si ce n'était pas du soleil. Sur un terrain de base-ball, un chien effectue des va-et-vient entre son maître et la position hypothétique d'une balle qui n'a jamais été lancée. La surface de l'avant-champ a été ratissée récemment, et la presque totalité des traces de pas qu'on y trouve ne sont pas de nature humaine. On joue donc encore à la balle sur ce terrain, seulement les joueurs sont parfois plus chiens que d'autres.

Le maître aperçoit un autre couple dresseur-dressé sur la rue et interpelle le bipède de venir le rejoindre afin que leurs canins amis gambadent ensemble dans le champ gauche. Le promeneur refuse, prétextant le manque de temps : il n'est que de passage. Il relance toutefois l'autre pour un rendez-vous ultérieur. La balle est dans son camp; ce n'est que partie remise.

Aucun commentaire: